Charles Malfray
La douleur d’Orphée dit le Chant du Poète 1914
Epreuve en bronze, n°1/8
Fonte au sable Alexis Rudier
Signé et daté : CH. MALFRAY 1914
H. 117 ; L. 40 ; P. 40 cm
Provenance
- Paris, galerie Bellier
- Toulouse, Fondation Bemberg (1996-2015)
Littérature en rapport
- Jacques de Laprade, Malfray, Paris, Fernand Mourlot, 1944.
- Françoise Galle, Catalogue raisonné des sculptures de Charles Malfray, mémoire de DESS, université de Paris I, direction de Robert Julien, 1971, n°11, 12, 13.
Expositions
- Charles Malfray, Paris, Musée du Petit Palais, juin 1947, n°4 (épreuve en bronze, numérotation non précisée).
- Charles Malfray 1887-1940, Paris, galerie Edmond Guérin, 16 février-31mars 1948, n°10 (épreuve en bronze, n°1/8)
- Formes Humaines, deuxième biennale de sculpture contemporaine, Paris, musée Rodin, 29 avril-30 mai 1966, n°2 (épreuve en bronze, numérotation non précisée).
- Charles Malfray,Paris Galerie Malaquais, 5 avril au 30 juin 2007, n°2/8 fonte au sable Marius Howiller
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Charles Malfray 1887-1940 sculpteur, catalogue d’exposition, Paris Galerie Malaquais, 5 avril - 30 juin 2007, n°4 (épreuve en bronze, n°2/8).
La douleur d’Orphée dit le Chant du Poète appartient aux œuvres de jeunesse de Charles Malfray : l’artiste réalise cette sculpture pour un concours d’étudiant de l’école des Beaux-Arts de Paris, juste avant sa mobilisation. Dans cette création, il affirme déjà son style personnel, par le choix du sujet et par ses partis pris plastiques.
I/La douleur d’Orphée, sculpture présentée par Charles Malfray pour le prix Chenavard de 1914 à l’École des Beaux-Arts de Paris
Charles Malfray semble avoir toujours sculpté : sa formation artistique débute à Orléans, dans l’atelier de son père, tailleur de pierre renommé, et dans celui du sculpteur et décorateur Alfred-Désiré Lanson (1851-1898). De 1901 à 1904, Charles Malfray est élève à l’École des Beaux-Arts d’Orléans dans l’atelier d’Ernest Lanson (1836-1914), frère de son premier maître.
En 1904, il rejoint à Paris son frère aîné, Henri, étudiant en architecture, et vit quelques années de bohème à Montmartre, où il croise Pablo Picasso, Jacques Lipchtiz ou encore Pablo Gargallo. Il rencontre aussi Auguste Rodin et André Dunoyer de Segonzac à l’atelier d’Isadora Duncan, où il exécute des croquis de la danseuse. En 1907, Charles Malfray est admis à l’École des Beaux-Arts de Paris, dans l’atelier de Jules Coutan. Mais, déçu par l’enseignement reçu, il le complète en dessinant sur le motif, dans la rue, et particulièrement sur les quais. C’est donc en élève libre et affranchi qu’il poursuit sa scolarité, interrompue entre 1908 et 1910 par son service militaire.
À partir de 1912, il concourt pour le prix de Rome, et en 1914, présente La douleur d’Orphée, dit le Chant du Poète, au prix Chenavard. Ce concours annuel[1], ouvert aux élèves les plus modestes afin de leur fournir un soutien financier, laisse le sujet au libre choix des élèves. Il semble que Malfray commence à travailler à son sujet dès 1913, et l’on ne sait pas dans quelle dimension il l’a présenté au jury : en petite nature, comme pour le bronze étudié ici, ou au double, en format monumental, comme pour le plâtre conservé au musée des Beaux-Arts d’Orléans. La légende raconte que « la terre originale mesurant 2,40 [m] était à peine terminée en 1914, quand Malfray fut mobilisé. Sa mère vint tous les jours remplacer les chiffons humides, afin que son fils puisse à son retour, retrouver son œuvre en état d’être reprise. »[2] Toujours est-il qu’il n’est classé que 5ème ex æquo aux résultats du concours.
II/ Une puissante affirmation stylistique
Ce classement peu probant aux résultats du concours s’explique certainement par les choix stylistiques du sculpteur. En effet, s’il tente de se plier aux canons académiques, il n’y parvient pourtant pas tout à fait.
Dans son attitude d’ensemble, Orphée adopte les codes de la sculpture classique. Il est représenté nu, debout sur un rocher. Il se tient face au spectateur, dans une posture qui exprime son désespoir : le visage tourné vers le ciel, le regard marqué par une tristesse profonde, les bras implorants levés dans la même direction, le poète chante le malheur qui l’accable. Son attitude possède une certaine dynamique grâce à la gestuelle de ses bras et à son déhanchement, avec une jambe repliée et une jambe tendue.
Cependant, un examen attentif de la surface de l’œuvre permet de découvrir un modelé plein de caractère. Il possède certes une certaine fluidité, mais celle-ci est contrebalancée par des accents très nets, comme dans certaines œuvres d’Émile-Antoine Bourdelle. À propos de ce sculpteur, et de sa relation avec Malfray, Jacques de Laprade note : « Ce dernier mêlait, à son goût de l’archaïsme et à son désir de s’exprimer avec une violence pathétique des recherches d’architecture. Il souhaitait asseoir ses figures sur des masses fermement accordées avec elles. Dans un bronze mouvementé, Apollon sur les cimes de l’Olympe, se révèle l’emprise exercée sur Malfray. Mais Bourdelle va le mettre sur une voie où il apportera des solutions originales et qu’il suivra longtemps. Dès lors se manifeste chez lui une tendance qui marquera tout son art et qui est naturelle à ce fils d’un tailleur de pierre : Malfray respecte le bloc… »[3]. Malfray puise donc très tôt du côté de Bourdelle, aussi bien pour le modelé, que pour les compositions architecturées. Il ne manque pas non plus de s’inspirer des maîtres qui forgent son regard, de Michel-Ange, avec ses Esclaves, à Rodin, avec l’Âge d’Airain.
Ainsi, La douleur d’Orphée adopte quelques codes académiques, mais possède une telle liberté que le jury ne peut pleinement l’accepter. Quelque temps plus tard, Malfray exprime la profonde aversion qu’il ressent pour l’École et ses méthodes d’enseignement : « L’académisme consiste à copier et à recopier les modèles… alors on établit un canon, et tout ce qui n’est pas semblable est condamné »[4].
III/ Un sujet prémonitoire ?
Avec Le Chant du Poète, Charles Malfray continue une série d’œuvres à thèmes mythologiques commencée avec l’Apollon sur les cimes de l’Olympe (1912), Léda et le cygne (1912-1913), ou encore Nymphe et satyre (1913). Le mythe d’Orphée, l’un des plus populaires chez les artistes, apparaît maintes fois en peinture et sculpture depuis la Renaissance. Fils de la muse Calliope et du roi de Thrace Oeagre, Orphée est un poète et musicien capable de charmer tout être vivant à l’aide de sa lyre et de sa voix. Il s’éprend de la jeune nymphe Eurydice. Or, celle-ci se fait piquer par un serpent, morsure dont elle meurt. Orphée commence alors un long périple jusqu’aux Enfers, allant jusqu’à charmer Cerbère et Charon, afin de ramener sa bien-aimée dans le monde des vivants. Hadès accepte, à la seule condition qu’Orphée ne se retourne pas avant d’avoir franchi le seuil des Enfers avec Eurydice. Malheureusement, Orphée, pris d’un doute quant à la présence d’Eurydice derrière lui, se retourne et la perd pour toujours.
Charles Malfray choisit de figurer le poète dénué de tout attribut, ce qui ne permet pas de l’identifier sans son titre et encore moins de connaître le moment du mythe qu’il souhait évoquer (avant la descente aux Enfers ou après ?). Malfray se concentre uniquement sur une figuration lyrique de la douleur. Son œuvre devient une métaphore universelle de la tristesse et du chagrin. Pourtant, à cette période de sa vie, Malfray n’en a pas encore une expérience personnelle. Celle-ci vient avec la guerre, durant laquelle il crée Le Silence (1916-1918), symbole des atrocités subies par les poilus, dont il fait partie. Après la guerre, il évoque de manière très directe le souffle de l’obus enlevant la vie à un soldat dans le Monument aux morts de Pithiviers (1920). Puis, la représentation de la souffrance est évacuée de son art, alors même qu’il traverse d’autres épreuves : la lutte acharnée qu’il doit mener pour finir le Monument aux Morts (1922-1929) de sa ville natale d’Orléans ; les problèmes d’argent ; la maladie mentale de son frère Henri qui l’emporte encore jeune ; ses poumons, toujours fragiles suite aux gaz inhalés pendant la guerre, qui ne lui permettent de vivre que jusqu’à ses 52 ans.
L’épreuve en bronze présentée ici est une fonte au sable Alexis Rudier. Cette fonderie, spécialisée dans la fonte d’art et d’orfèvrerie, est dirigée de 1874 à 1897 par son fondateur Alexis Rudier ; puis de 1897 à 1952 par Eugène Rudier, fils du précédent, qui conserve la marque « Alexis Rudier »[5]. Eugène Rudier réussit à capter une clientèle remarquable pour sa fonderie, principalement grâce à Auguste Rodin qui a fait appel à ses services dès 1902. Eugène Rudier travaille également pour Aristide Maillol, Antoine Bourdelle, Paul Cornet...
En l’état actuel des connaissances, seules deux épreuves en bronze de La douleur d’Orphée en 1m20 sont connues : celle présentée ici et la n°2/8, fondue par Marius Hohwiller. Le modèle de fonderie original en plâtre, composé de sept pièces et d’une hauteur d’1m20, a été vendu lors de la dispersion du fonds d’atelier de Charles Malfray le 22 décembre 1958 à Drouot (n°69 du catalogue de vente).
[1] 1912, École nationale des Beaux-Arts, art. 110 et 113 : le prix Chenavard est un concours annuel pour venir « en aide aux élèves peintres, sculpteurs, architectes, graveurs, admis à l’École proprement dite « Pauvres », et qui se sont rendus par leur travail, les plus dignes de cet encouragement. ».
[2] Charles Malfray, catalogue d’exposition, Paris, Musée du Petit Palais, juin 1947, n°4.
[3] Jacques de Laprade, Malfray, Paris, Fernand Mourlot, 1944, p. 17.
[4] Malfray, lettre manuscrite adressée au maire d’Orléans, 23 avril 1925, copie de l’original conservé aux Archives municipales d’Orléans, consultée au centre de documentation – bibliothèque du musée des Beaux-Arts d’Orléans.
[5] Lebon, Elisabeth, Dictionnaire des fondeurs de bronze d’art, France 1890-1950, Marjon, 2003, p. 219.