James Vibert

Avec le céramiste Émile Muller / Portrait de Marcel Lenoir ou Tête de Saint Jean-Baptiste 1894-1898

Épreuve en grès porcelaineux à glaçure plombifère
À la base de la chevelure :
-signé (manuscrit) : J. VIBERT / E Muller
-numéroté (cachet) : 4B
H. 33 ; L. 24,5 ; P. 22,5 cm

Provenance

  • France, collection particulière

Bibliographie / Émile Muller

  • 1896 CATALOGUE : Émile Muller et Cie, Catalogue de l’Exécution en Grès d’un Choix d’Œuvres des Maîtres de la Sculpture Contemporaine, Paris, Georges Petit, 1896.
  • 1898 COLLETTE : A. COLLETTE, « Les grès artistiques », in Le Moniteur du dessin, de l'architecture et des beaux-arts, n°2, mai 1898, p. 20-22.
  • 2009 CATALOGUE : Michèle RAULT, Catherine MERCADIER (sous la dir. de), La Grande Tuilerie d’Ivry, le beau et l’utile, catalogue d’exposition, Choisy-le-Roi, parc Maurice Thorez, 12 juin – 20 septembre 2009, Ivry-sur-Seine, Périgraphic, 2009.

Bibliographie / James Vibert

  • 1898 IBELS : André IBELS, James Vibert sculpteur, Paris Bibliothèque d’art de La Critique, 1898, p. 18-19.
  • 1919 MOROY : Élie MOROY, « James Vibert et la statuaire symboliste », Le Mercure de France, 1er novembre 1919.
  • 1942 FONTANES : Jean DE FONTANES, La vie et l'œuvre de James Vibert, Statuaire suisse, Genève, P.-F. Perret-Gentil, 1942.
  • 2012 CATALOGUE : Sculptures 1880-1910, catalogue d’exposition, Paris, Galerie Mathieu Néouze, 2012.
  • 2020 CHEVILLOT : Catherine CHEVILLOT, « James Vibert et Rodin », in. Guerdat, Pamela, Pèlerin sans frontières : mélanges en l'honneur de Pascal Griener, Droz, 2020.

Bibliographie / Marcel-Lenoir

  • 1994 CATALOGUE : Marcel-Lenoir 1872-1931, catalogue d’exposition, Montauban, musée Ingres, 30 juin – 2 octobre 1994, repr. p.3.

Exposition

  • 1900, Paris Exposition Internationale Universelle (Suisse - Groupe II – classe 10, n°35)[1]

Autre exemplaire en collection publique

 

JAMES VIBERT, symbolisme et grès

James Vibert est un sculpteur suisse né à Carouge en 1872 et mort à Plan-les-Ouates en 1942. Il se forme à Genève à l’École des Arts Industriels et à Lyon auprès d’un ferronnier d’art. De 1892 à 1903 il passe une dizaine d’années à Paris. Il découvre le salon de la Rose-Croix et se lie d’amitié avec certains de ses compatriotes tels Ferdinand Hodler[2] ou Rodo (Auguste de Niederhausern). Ainsi il fréquente les cercles symbolistes parisiens dont il partage les aspirations au décloisonnement des arts et l’intérêt pour le rêve et les visions sombres. Puvis de Chavannes est l’une des figures centrales de ce mouvement ; Vibert fait son portrait sur une médaille en grès émaillé en 1895.
 
À l’instar de Rodin – dans l’atelier duquel il fait un passage de quelques mois en 1894[3]- qui collabore avec la Manufacture de Sèvres et réalise des grès avec Edmond Lachenal en 1895 et Paul Jeanneney (élève de Carriès) en 1904[4], il s’intéresse aux possibilités expressives de la céramique. Les progrès techniques dans le domaine du grès émaillé conjugués à l’intérêt croissant pour les arts décoratifs poussent de nombreux sculpteurs à s’intéresser à ce matériau. En 1891 ouvre la section des arts décoratifs au Salon de la Société Nationale des Beaux-Arts. Le mouvement Art Nouveau, porté par Siegfried Bing et sa galerie ouverte en 1895, recourt largement à ce médium aux vastes possibilités décoratives, notamment grâce aux nuances colorées des émaux. De nombreux sculpteurs, dans le sillage des architectes Art Nouveau, collaborent avec des éditeurs de céramiques. Certains, comme Antoine Bourdelle travaillent avec Alexandre Bigot ; d’autres, tels James Vibert se tournent vers Émile Muller[5].
Plus exactement, il a dû travailler avec Louis d’Émile Muller, le fils d’Émile Muller, qui prend la succession de son père en 1889.
 

EMILE MULLER, céramiste

Charles-Eugène Émile Muller est né le 21 septembre 1823 à Altkirch, une petite commune du Haut-Rhin, en Alsace. Au début des années 1850, il réalise un grand ensemble d’habitations ouvrières à Mulhouse. En 1854, il crée sa société de fabrication de tuiles Émile Muller & Cie, dont le siège est à Mulhouse. Puis il acquiert, à la même période, un terrain de plus de 10 000 m2 à Ivry-sur-Seine[6]. Rapidement, l’entreprise s’agrandit de façon considérable pour devenir « une manufacture colossale dans laquelle on fabrique tout, ou à peu près tout ce que comporte, dans une infinie variété, l’industrie céramique. »[7] Émile Muller exécute le décor pour le palais des Beaux-Arts et des Arts libéraux de l’Exposition de 1889. Cette réalisation marque l’aboutissement de ses recherches développées tout au long de sa carrière, ainsi que l’acmé de sa renommée et de son succès en France et à l’étranger. Émile Muller décède peu de temps après la clôture de l’Exposition universelle, le 11 novembre 1889. L’entreprise revient alors à son fils unique, Louis d’Émile Muller, et verra le développement d’un tout nouveau projet sous sa direction.
 
Louis-Émile Muller, dit Louis d’Émile Muller est né le 26 octobre 1855 à Mulhouse. Artiste lui-même, c’est sous sa direction qu’Émile Muller & Cie connaîtra un grand développement artistique. Il va introduire la reproduction en grès de chefs-d’œuvre de la sculpture dans les ateliers d’Ivry et commence par ajouter à son catalogue des reproductions d’œuvres de maîtres anciens (Jean Goujon, Clodion, Luca della Robbia, Donatello ou encore Verrocchio) et des reproductions de grande taille d’œuvres antiques.
 
Louis d’Émile Muller intègre ensuite à son catalogue la statuaire contemporaine en faisant directement appel aux artistes pour acquérir les modèles de leurs œuvres en toute exclusivité. Le Catalogue de l’exécution en grès d’un choix d’œuvres des maîtres de la sculpture contemporaine édité par la maison Muller en 1896 nous apprend qu’il édite entre autres des modèles d’Alfred Boucher (1850-1934), Jean Dampt (1854-1945), Alexandre Falguière (1831-1900), Jean-Antoine Injalbert (1845-1933), Jeanne Itasse (1865-1941), Jean-Désiré Ringel d’Illzach (1847-1916). Le catalogue cite quatre œuvres de James Vibert[8]. En 1897, ce sont « plus de 300 modèles » qui sont en « exécution courante » par la maison Émile Muller & Cie[9].
 
L’année 1897 marque justement un véritable tournant dans l’histoire de l’édition de grès artistiques par Émile Muller & Cie. Cette année-là voit l’ouverture d’un bureau au 3, rue Halévy dans le 9e arrondissement de Paris. Ce bureau fait également office de salle d’exposition permanente des grès édités par la Grande Tuilerie d’Ivry, et donc, de salon de vente.
 
En 1908, avec le désintérêt progressif pour le mouvement Art Nouveau et des investissements toujours plus nombreux et importants, Émile Muller & Cie fait faillite.
 

Les grès de Vibert

S’il crée des œuvres en bronze, plâtre, terre-cuite, étain, James Vibert apprécie tout autant ses créations en grès émaillé. Il réalise des objets décoratifs : encrier, pichets, vases… Comme chez Alexandre Charpentier, ces objets servent de support à des motifs sculpturaux (voir pour exemple un vase intitulé L’Ivresse, conservé au Metropolitan Museum de New York inv. 2004.119). En 1900, il choisit d’exposer un ensemble de grès à l’Exposition Universelle : le Portrait de Marcel Lenoir figure parmi les grès présentés dans une vitrine sous le titre Tête de Saint Jean-Baptiste[10].
L’œuvre, comme il est de coutume, porte les deux signatures du sculpteur et du céramiste : J. VIBERT / E Muller. Par ailleurs, une numérotation « 4B » a été frappée avec un cachet sur l’œuvre : nous ne savons pas à quoi elle fait référence[11].
 

Figures d’hommes barbus, figures de Saint Jean-Baptiste

L’œuvre sculpté de Vibert offre tout un panel de têtes d’hommes barbus. S’il présente bien les traits de son ami le peintre symboliste Marcel-Lenoir, le portrait que nous étudions a aussi été intitulé : Tête de Saint Jean-Baptiste, notamment lorsqu’il est placé sur un plateau circulaire, comme nous pouvons le voir sur l’exemplaire conservé au Portland Art Museum[12].
 
Cet exemplaire au plateau est l’unique autre exemplaire connu du modèle, en l’état de nos connaissances actuelles[13].
Selon nous, le Portrait ici étudié ne semble pas devoir être nécessairement perçu comme un Saint Jean-Baptiste car il est conçu pour être suspendu et présenté à la verticale (il possède au dos la découpe plate qui suggère qu’il aurait été extrait de son plateau et deux trous ont été creusés pour permettre de le suspendre). Il s’agit d’un portrait de Marcel-Lenoir servant de support à une idée, ou une vision symboliste : « On y chercherait vainement l’expression profonde du dessinateur et pourtant tous ses traits y sont fidèlement gravés. (…) Si c’est Marcel Lenoir, c’est aussi une sorte de Christ dégénéré (…) » comme l’explique son contemporain, le poète André Ibels[14].
 
Ce visage émacié d’un jeune homme, dont les traits surgissent d’un champ de creux et de bosses, encadré d’une abondante chevelure et d’une barbe fournie, une paupière presque close, l’autre s’ouvrant sur un œil hagard, la bouche légèrement entrouverte, évoque le lâcher-prise dans la souffrance ultime. Pas de doute, un drame se joue…
 
On retrouve ce type de physionomie souffrante dans d’autres modèles de James Vibert. Vita in Morte, aussi présentée à l’Exposition Universelle de 1900 est encore un homme barbu souffrant. Ce modèle, comme une grande partie des créations de l’artiste, est une figure pour un projet monumental représentant le cycle de l’existence humaine intitulé d’abord, Autel à la Nature, puis, L’Effort humain[15] : « comme la Porte de l’Enfer de Rodin nous retrouvons cet Effort Humain tout au long de la carrière de Vibert »[16]. Il existe également un buste d’homme barbu, autre étude pour L’Effort humain, conservé au musée de Carouge en Suisse dont les traits semblent être ceux de Marcel-Lenoir, dans un style très rodinien. Enfin, un buste disparu intitulé Les Visions[17] (1894), présentant encore cette physionomie « à la Marcel-Lenoir », est « bien proche de la Tête de Saint Jean-Baptiste[18] de Ringel d’Illzach »[19], autre artiste symboliste fréquentant les mêmes cercles que Vibert et dont certains modèles sont édités par Émile Muller.
 

MARCEL-LENOIR, figure mystique

Marcel-Lenoir, né Jules Oury en 1872 à Montauban est un peintre, dessinateur, graveur enlumineur et bijoutier. Il fréquente assidument les milieux de la Rose+Croix autour de Sâr Péladan jusqu’en 1902. James Vibert et lui gravitent dans les mêmes sphères. « Personnage excentrique promenant à Montparnasse une silhouette de Christ pour cabaret artistique »[20], il pose régulièrement pour d’autres artistes. Toujours vêtu de noir, coiffé d’un large chapeau et en sabots, il cultive son allure « un peu effrayante : grand, le visage maigre avec des yeux étroits et perçants, une épaisse chevelure, tantôt longue, tantôt courte, mais toujours divisée par une raie médiane. »[21] En 1897, il expose au Salon de la Rose+Croix son projet d’un Christ pardonnant au Monde. Il utilise son autoportrait pour le visage du Christ et affirme « Je crois pour œuvrer nécessaire la souffrance »[22]. Une photographie de Dornac montre Marcel Lenoir dans son atelier parisien vers 1898 avec son portrait par Vibert, mais il s’agit de la version un peu différente, en buste, conservée au musée de Carouge [23].

[1] Voir le Catalogue général officiel, Paris. Exposition Internationale Universelle, Documentation du musée d’Orsay (boîte James Vibert).
[2] Ferdinand Hodler réalise un portrait de James Vibert conservé à l’Art Institute de Chicago : 1907, huile sur toile, 64,7 x 66 cm, Inv1926.212.
[3] Le passage de Vibert dans l’atelier de Rodin est peu et mal documenté. Il apparait qu’il n’ait pas été praticien mais qu’il aurait été stagiaire, détenteur de la bourse Lissignol. Par ailleurs, selon certaines sources, il entrerait dans l’atelier de Rodin en 1891 ; selon d’autres sources, cette entrée se situerait plutôt en 1892 ou encore, 1894 (voir 2020 ARTICLE, p. 242). Il est en général admis qu’il aurait passé 18 mois dans l’atelier et qu’il y aurait fréquenté François Pompon.
[4]Anne Lajoix, « Auguste Rodin et les arts du feu », Revue de l’Art, vol. 116, no 1,‎ 1997, p. 76 (DOI 10.3406/rvart.1997.348330lire en ligne [archive], consulté le 3 mars 2020).
[5] « Exceptées quelques œuvres réalisées par Massier ou Dalpayrat, il semble en effet que la plupart des objets en céramique conçus par Vibert aient été édités par la maison Muller. » CATALOGUE Mathieu Néouze, 2012, n°35
[6] La Grande Tuilerie d’Ivry-Port est installée au 6, rue Nationale à Ivry-sur-Seine vers 1854.
[7] 1897 RAMBAUD : Yveling RAMBAUD, « L'Exposition de la céramique. La Maison Émile Muller », in Le Journal, 31 juillet 1897, p. 2.
[8] 1896 CATALOGUE, p.15 : lien vers le catalogue
[9] 1897 RAMBAUD, p. 2.
[10] Catalogue général officiel, Paris. Exposition Internationale Universelle, Documentation du musée d’Orsay (boîte James Vibert).
[11] Ce type de numérotation suivie de la lettre B est visible sur d’autres grès édités par Muller. Mais suite à l’étude de ces différentes occurrences nous pouvons dire qu’il ne s’agit pas d’une numérotation d’édition et a priori pas non plus d’une référence à l’émail ou à un moule…
[12] James Vibert, La Tête d Saint Jean-Baptiste, céramique, Accession Number : 2002.8.
[13] Deux occurrences en vente publique sont à signaler sans que l’on sache s’il s’agit à chaque fois de notre exemplaire ou d’autres exemplaires : 23 novembre 2015 (Collection Yves Plantin – Galerie du Luxembourg), Art Auction France, lot 632 ; 26 novembre 1976, vente Art Nouveau, Art Déco, Drouot, lot 82 (Documentation du musée d’Orsay – boîte James Vibert).
[14] 1898 IBELS, p.19.
[15] Le projet final ne semble pas avoir vu le jour.
[16] 1942 FONTANES, p.82.
[17] Reproduit par dessin sur une numéro du journal La Plume, 1er mai 1896, n°169 (Documentation du musée d’Orsay – boîte James Vibert).
[18] Jean Désiré Ringel d’Illzach, Tête de Saint Jean-Baptiste redressée sur un plat, 1884, terre cuite, H. 44 cm, musée d’Orsay, inv. RF4289.
[19] 2020 ARTICLE, p. 246.
[21] 1994 CATALOGUE, p.12.
[22] Raison ou Déraison du peintre Marcel-Lenoir, tome I, Paris, L’Abbaye, 1908, p.43.
[23] 1994 CATALOGUE, p.3.