Charles Despiau

Ève 1923

Plâtre d’état patiné
79 x 26 x 18,1 cm

Provenance

  • France, Atelier de l'artiste
  • France, collection particulière
Cette œuvre est incluse au catalogue critique de l’artiste sous le numéro 2023-9P
 

Expositions pour le plâtre demi-nature

  • Charles Despiau, sculpteur mal-aimé, Museum Beelden-aan-Zee, Gerhard-Marcks-Haus, n°23 (plâtre du musée des années Trente de Boulogne-Billancourt)

Bibliographie pour le plâtre demi-nature

  • 1923 ARTICLE : Deshairs Léon, « Despiau », Art et décoration, avril 1923 ; p.107
  • 1923 ARTICLE : Magne Émile, « le sculpteur Charles Despiau », Floréal, n°31, 4 août 1923
  • 1924 ARTICLE : Levinson André « Sculpteurs de ce temps, exégèse de quelques lieux communs », L’Amour de l’Art,novembre 1924, repr. p.387
  • 1995 THÈSE : Lebon Elisabeth, Charles Despiau (1874-1946) -Catalogue raisonné de l'œuvre sculpté, Thèse de doctorat d'Histoire de l'art, sous la direction de Mme Mady Ménier (Université Paris I Panthéon-Sorbonne), 1995. Non publié. Modèle répertorié sous le numéro cat.76-2P
 
Eve est une œuvre majeure de l’artiste, le modèle existe en demi-nature et en grandeur originale. Charles Despiau y a travaillé entre 1922 et 1925.
Il s’agit ici d’un plâtre d’état de la demi-nature, c’est-à-dire d’un tirage de travail repris personnellement par le sculpteur. Il est très proche de l’état définitif. Despiau l’avait conservé dans son atelier.
Despiau a longuement travaillé cette figure qu’il avait imaginée comme hommage spontané au peintre Douanier-Rousseau. Il aurait aimé la voir placée sur la tombe du peintre enterré à la sauvette en 1910, lorsque ses restes furent transférés en 1922 dans un caveau convenable.
 
Les plâtres demi-nature
Il existe plusieurs plâtres d’état de cette figure, dans cette dimension. Ceux que nous connaissons sont conservés en collections publiques :
*musée national d’art moderne à Paris (inv AM 1269S)
*musée Despiau-Wlérick à Mont-de-Marsan
*musée des Années trente à Boulogne-Billancourt : celui-ci est très probablement le plâtre original ayant servi aux tirages en bronze.
 
Les bronzes demi-nature
Despiau en a fait tirer entre 1923 et 1925 une édition de cinq épreuves en bronze, dont nous avons à ce jour localisé deux exemplaires, en collections publiques :
*Hamburger Kunsthalle à Hambourg (Allemagne)
*Hirshhorn Museum and Sculpture Garden-Smithsonian Institution à Washington (USA) (AN 66.1330)
 
Il existerait une incertaine édition en terre cuite dont nous n’avons à ce jour localisé aucun exemplaire[1].
Cette version originale demi-nature a fait l’objet d’un agrandissement à grandeur nature (190 cm) entre 1923 et 1925. Quelques plâtres d’état ont également été conservés de ce format et un tirage en bronze fut édité vers 1925 (fontes Alexis Rudier). Il en existe également cinq tirages posthumes autorisés par Mme Despiau au milieu des années 1950 (fontes Georges Rudier).
 
texte d'Elisabeth Lebon
 
Elisabeth Lebon, « Eve ou la naissance de l'art », Charles Despiau, sculpteur mal-aimé, Museum Beelden-aan-Zee, Gerhard-Marcks-Haus, Waanders Uitgevers, 2013, p.131-146.
 
Aujourd'hui pris dans cette spirale qui fait de l'avancée, de la vitesse, l'alpha et l’oméga de la vie contemporaine, il est particulièrement difficile de faire l'effort de stagnation qui permet à l'esprit de comprendre en profondeur, démarche qu'exige l'oeuvre de Despiau. L'observation se heurte à l'impatience. Aussi peut-il être utile, afin d'aider simplement à renouer avec cette pause féconde, de nous attarder sur l'une des œuvres présentées ici. La grande Eve nous a paru spécialement appropriée pour cet exercice car elle marque un tournant, non pas dans la production de l'artiste dont nous avons dit qu'elle ne se développe guère linéairement, mais dans sa carrière. Pourquoi un amateur d'art contemporain américain aussi avisé que Joseph Brummer en fit-il don à l'État français pour permettre à Despiau d'entrer au musée du Luxembourg, temple des artistes vivants dans une France qui se voulait elle-même au centre des arts ? En quoi cette Eveétait-elle si « moderne » qu'elle fut dans un premier temps été envisagée pour le centre de l'esplanade du palais de Tokyo à l'Exposition de 1937 ?
Le sujet est rebattu de deux points de vue : en tant que nu féminin, il s'inscrit dans une lignée innombrable et lassante. Désigné comme une Eve, il rejoint la cohorte également innombrable de ses semblables. Que pourrait-il avoir à nous présenter que nous n'ayons déjà vu, ou entendu ? Mais c'est précisément son principal intérêt... Pour Despiau, sculpter un nu féminin est une façon de renoncer au sujet, dans le sens de discours : il n'y a plus rien à dire ni sur les corps de femme nue, ni sur une Eve des centaines de milliers de fois figurée. Il va s'agir de faire autre chose : créer de la sculpture. Le corps de la femme féconde sert de parfait « pré-texte ».
Suivons pas à pas le travail du sculpteur. En 1922 les restes du Douanier Rousseau, qui avait été enterré à la sauvette, douze ans auparavant, sont transférés dans un tombeau plus convenable. Despiau décide alors de travailler à une figure qu'il cherchera (en vain) à proposer comme projet de monument commémoratif. Soucieux de parvenir à une invention plastique neuve équivalente à celle du peintre naïf, il propose à travers une figure de la « première » des femmes un retour aux sources limpides et primitives de son art. Alors que le Douanier Rousseau innove de façon révolutionnaire, avec la fraîcheur de l’ignorance, et atteint à l'harmonie par une justesse chromatique associée aux formes les plus simples, Despiau propose une interprétation plastique où la couleur est remplacée par la lumière.
Inscrite dans un simple bloc cubique que l’imagination restitue à partir de la base, la figure se campe solidement sur d’épaisses jambes écartées. Dressée comme une jeune plante (tige ferme et rigide du corps en haut duquel retombe comme un fruit mûr la masse ronde du visage), elle allie avec une apparente naïveté la candeur de sa pose à une impression d’animalité fruste, par l’éradication des détails et la subordination des parties à un volume global encore inscrit dans le bloc imperceptiblement sensible.
Bien qu’elle puisse évoquer à priori, à cause de ses proportions ramassées et de l’épaisseur de ses attaches, l’art de Maillol, cette figure de Despiau s’en distingue par le refus d’une idéalisation stéréotypée, une plus riche utilisation de la lumière, un esprit enfin plus proche de la réalité observée, plus tourné vers l’humain et moins décoratif. La frontalité évidente de la posture offre une lisibilité maximum, sous couvert d’une apparente ingénuité, tout en échappant à la rigidité. Les bras dessinent de grandes lignes obliques ouvrant les plans. À la manière d’axes géométriques, créant l'espace en indiquant des directions, ils y ordonnent et dynamisent l'intrusion des volumes, le tout créant du sens. Le bras droit se soulève vers le haut. Dans un geste qui découvre un ventre sensuellement offert, il souligne la poitrine et finit en désignant le visage. Le bras gauche, contenu dans une verticalité oblique allant de l'épaule reculée à la main posée sur la cuisse, ouvre un passage dynamique de l’arrière vers l’avant. Il anime la figure tout en incitant le spectateur à tourner autour du volume. L’accent du coude droit replié dans un angle aigu est compensé par le pied gauche qui dessine au contraire un angle ouvert en dépassant du socle. Ce débordement hors du cadre crée une transgression qui rompt discrètement la rigidité de la composition. L'ouverture triangulaire qu'il crée confère un équilibre à l'ensemble et constitue un écho plastique qui équilibre la flèche aigüe dessinée par le bras droit. Par ce « simple » jeu de directions légèrement indiquées, Despiau pose et allège sa figure, la spiritualise et lui donne sens. Son Eve offre sans retenue son ventre fécond, la matrice centrale. Le moment de pose où elle est saisie inspire toute confiance dans cette paisible gestation, et le mouvement de la vie est suggéré par les légers désaxements. Mais l'attention fléchée vers le visage marque le couronnement du corps par l'esprit.
Le rôle joué par la lumière est essentiel. Disons avant d’en démonter plus précisément les mécanismes, que loin de combattre l’ombre comme chez Rodin, elle s’y unit dans un jeu de caresses modulées. Elle joue sur le mode clair-obscur comme une partition où les légers décrochements assonants créent la beauté d'une limpide ligne mélodique. Le rapprochement de l'oeuvre de Despiau avec les recherches musicales contemporaines est ici parfaitement sensible. Despiau, qui avait appris à jouer du violon et manifesta un constant plaisir à fréquenter des musiciens, a lui-même insisté sur les équivalences entre sa sculpture et la musique, particulièrement l'art de la fugue, à travers le même souci d’un rythme qui coordonne les passages, assure l’harmonie des liaisons, et l’impossibilité de l’inachèvement qui caractérise la musique comme l'objet sculpté (ainsi que la danse). Despiau organisait dans son atelier des soirées musicales intimes où la cantatrice Henriette Bozon (dont il fit un buste) était accompagnée par son ami Edgard Varèse au piano. Mais c'est plutôt du côté de Francis Poulenc et surtout d'Erik Satie que l'on trouvera la plus sensible correspondance. Cette sensation mélodique se construit, chez Despiau, par une élaboration, une maturation extrêmement lente, où la place de chaque parcelle est pensée, voulue, déterminée en fonction de son rôle dans la répartition générale de la lumière, de façon à cadencer un rythme dont la mélodie découle d'imperceptibles déséquilibres soigneusement « orchestrés ».
Une brève étude comparative du premier plâtre d'étude et du plâtre achevé nous aidera à mieux voir. Alors que dans la pensée initiale le ventre est encore une surface lisse, Despiau l'anime finalement avec de très légères reprises qui donnent à la surface du bronze un aspect vibrant. Retenant la lumière par des accroches à peine sensibles, elles y appellent discrètement l'attention. Un travail contraire sera effectué sur les cuisses, qui prennent dans le plâtre final un aspect beaucoup plus lisse que dans la version première. La lumière va glisser le long du volume courbe. A peine arrêtée par le creux du pubis, elle enveloppe les hanches dans une rotondité qui s'achève au-dessus du nombril. Ainsi est plastiquement exprimée la fécondité.
Du visage, étrangement petit, se dégage une sensation de finesse, de spiritualité, de calme à la fois souriant et grave, d’indifférence recueillie, l’impression d’une intelligence qui gagne sa sérénité dans l’absence de toute « pré-occupation », de toute Histoire. Les paupières baissées évoquent la chasteté, tempérée par l'ironie du regard en coulisse qu’on y devine. Ce visage qui vient contredire la provocation de la pose par un air de douceur, d’intériorisation, introduit l’esprit dans l’animalité. Là encore, la comparaison entre les deux états extrêmes des plâtres préparatoires met en évidence le délicat travail des clairs-obscurs. Dans la version définitive, Despiau a modifié la position du visage, toujours incliné comme un fruit mûr et pesant, mais qu'il tourne très légèrement vers la gauche et penche à peine vers l’avant. La perception du spectateur s’en trouve radicalement modifiée. Le volume du menton recule et vient inscrire un croissant clair dans l’ombre plus dense du cou. Le front quant à lui, en avançant, recueille la lumière dans sa plus forte intensité. La forme ovoïde est soulignée, tout en insistant sur le front, siège de l'esprit qui surplombe et éclaire toute la composition.
D’autres légères modifications sur le visage même contribuent à passer d'un premier jet inexpressif, plat et trop dessiné à une tête spiritualisée où règne encore la courbe. La mèche qui alourdissait le sommet du crâne est supprimée et Despiau revient à la coiffure aux cheveux tirés en arrière qui met en valeur la forme de la boite crânienne. Derrière les oreilles, le bourrelet de cheveux est effacé, remplacé par une masse qui continue le dessin de l’oreille, tandis que de petites mèches folles viennent égayer la tempe et esquisser le début de l'ovale que l’œil du spectateur restituera autour du visage. L’arc des sourcils, marqué par des colombins rudimentaires, mais surtout relevé vers le haut du nez dans la version première, est régularisé et restitue l'arrondi harmonieux du visage. Enfin le sourire trop dessiné du premier plâtre est retravaillé. Le sculpteur se contente de réduire la commissure des lèvres qu’il pince en avant en “cul-de-poule”, retravaillant également son profil dans la rondeur. Partant d'une première pensée sans autre valeur que de fixer provisoirement les grandes masses, Despiau procède par petites touches successives, très lentement amenées, qui, peu à peu, orientent, construisent, et donnent du sens par leur seul positionnement dans l'espace. Il suffit d'une observation attachée à reconnaître la construction, à comprendre la disposition des volumes, l'organisation de leurs passages, la répartition de la lumière, pour apprécier la richesse de cette figure, en dehors de tout préalable culturel, de toute connaissance d'une théorie sous-jacente. Chacun pourra, tournant autour de la figure, repérer le même souci guidant tous les profils, accomplissant une œuvre entièrement pensée, voulue, enfin réalisée dans toutes ses dimensions.
L'Eve de Despiau appartient aux chefs-d’œuvre car, offrant aux regards une sensualité franche dominée par l'esprit, elle fait parfaitement écho aux femmes de son temps occupées à gagner leur libération ; cherchant à retrouver la naïveté du premier créateur, elle entre aussi pleinement dans les préoccupations des créateurs les plus vivifiants de l'époque. Mais en relevant uniquement d'un langage plastique parfaitement intemporel, accessible à tous, elle peut au même titre qu'une Vénus callipyge préhistorique ou qu'une idole cycladique, être dispensée de son temps pour se relier à l'humanité toute entière.

[1] Cette information provient de la légende d’une reproduction dans Charles Despiau – Hommage à Baudelaire, musée des beaux-arts de Bordeaux, musée de Livourne, musée Despiau-Wlérick, juin 2005 à janvier 2006, éditions le Festin, 2005, p.97