Emile-Antoine Bourdelle
Masque d'enfant endormi, dit avec architecture 1905
Émile-Antoine Bourdelle (1861-1929)
Avec le céramiste Alexandre Bigot (1862-1927)
Épreuve en grès émaillé flammé vert
Au revers :
-Signé à l’encre : Émile-Antoine Bourdelle / Grès de Bigot
-Restes d’une étiquette déchirée
-587 (gravé dans la terre)
-Étiquette des douanes tchèques avec manques : « ptzollamt Prag » pour Hauptzollamt Prag = Bureau de douane principal de Prague + on aperçoit un « K » et manque un 2e K (voir étiquette du Rodin : pour « K(aiserlich) K(öniglisches))
H. 20,5 ; L. 19 ; P. 9 cm
H. 8,07 ; L. 7,48 ; P. 3,54 in
Provenance
États-Unis, collection particulière
Provenance
- États-Unis, collection particulière
Bibliographie
- 1903 ARTICLE, Vitry, Paul, « Masques », Art et Décoration, novembre 1903, p.345-354.
- 1905 ARTICLE, Leblond, Marius-Ary, « Émile Bourdelle. La sculpture pathétique », Revue Illustrée, 15 août 1905, p.18-23, repr. p.23 (Masque d’enfant endormi sans architecture, ici intitulé Sommeil d’enfant).
- 1909 CATALOGUE, Exposition Bourdelle, Prague, Galerie Manès, février-mars, n°38, non repr. (Masque d’enfant endormi avec architecture : notre exemplaire).
- 1931 CATALOGUE, Exposition Bourdelle, Paris, musée de l’Orangerie, 14 février – 6 avril 1931, n°162, non repr. (Masque d’enfant endormi avec architecture).
- 1975 DUFET-JIANOU, Dufet, Michel et Jianou, Ionel, Bourdelle, Arted éditions d'art, Paris, 1975, n°315, p.95.
- 1994 ARTICLE, Lenormand-Romain, Antoinette, « Devenir Bourdelle », Revue de l’Art, n°104, 1994, p.30-39.
- 1998 CATALOGUE, Staub, Helena, Bourdelle et ses élèves : Giacometti, Richier, Gutfreund, Paris, musée Bourdelle, 28 octobre 1998-7 février 1999, Paris Musées, Paris, 1998.
- 2016 BÉDAGUE, Bédague, Hélène, Alexandre Bigot, chimiste et céramiste, Louvre Victoire, 2016, repr. p.97 (Masque d’enfant endormi avec architecture).
- 2018 CATALOGUE, Transmission / Transgression. Maîtres et élèves dans l’atelier : Rodin, Bourdelle, Giacometti, Richier…, Paris, musée Bourdelle, 3 octobre 2018 – 3 février 2019, Paris Musées, Paris, 2018.
« Il est quelque chose d’essentiel chez Bourdelle : c’est la façon dont il dispose les visages dans la chevelure »[1]
« Le sommeil de l’enfant est le plus profond des océans, le plus grand, le plus empli de lueurs et d’ombres aux impénétrables mystères »[2]
Le modèle de l’Enfant endormi est daté de 1905 dans le catalogue raisonné de Bourdelle[3]. Le sculpteur est alors en pleine émancipation créative par rapport à l’art de Rodin chez qui il est praticien depuis 1893. L’œuvre qui marque cette rupture est la Tête d’Apollon sur laquelle il travaille de 1900 à 1909, date qui marque alors son divorce définitif d’avec le Maître de Meudon. En 1905, il touche à son accomplissement en tant qu’artiste et sa situation personnelle est aussi en plein renouveau : il est père d’un enfant de deux ans, Pierre, dont la mère est Stéphanie Van Parys, qu’il vient d’épouser. Cette même année, l’éditeur d’art A-A Hébrard lui consacre une exposition dans sa galerie de la rue Royale. Le catalogue est préfacé par Élie Faure et un Masque d’Enfant dormant en grès est exposé[4].
Masque d’enfant endormi est une épreuve en grès réalisée avec le céramiste Alexandre Bigot (1862-1927). Des éditions en grès apparaissent dans l’œuvre de Bourdelle dès 1889 avec le Buste de Pallas (musée Bourdelle). Puis il recourt de temps à autre à cette technique. Comme Rodin, il s’intéresse aux qualités plastiques de différents matériaux et techniques, lui permettant de décliner les possibilités expressives de quelques modèles soigneusement choisis. La collaboration avec Alexandre Bigot semble débuter en 1896. « « Dans une lettre à son ami Jean de Marigny, il écrit « je pars demain pour Mer m’occuper des sculptures en grès émaillés à grand feu que nous faisons Mr Bigot et moi-même ». Ils travaillent à la réalisation en grès de masques d’enfant, têtes de femmes et pichets qui seront distribués par la Galerie d’Art Adrien A. Hébrard… » »[5] Leur collaboration donnera lieu à l’édition d’une douzaine de modèles et prend fin vers 1912 avec l’édition du Petit Baiser aux nattes, une autre figure au visage abandonné et aux yeux clos.
Les grès émaillés sont emblématiques de la mouvance Art Nouveau. Alexandre Bigot devient, avec Émile Muller, l’un des principaux producteurs de décors architecturaux dans ce style depuis son atelier usine de Mer (Loir-et-Cher). Il collabore avec Hector Guimard notamment pour le Castel Béranger ou avec Henri Sauvage pour la Villa Majorelle à Nancy. Dans les dernières années du XIXe siècle, l’avant-garde sculpturale s’enthousiasme pour cette technique et Bigot collabore avec Pierre Roche, Alfred-Jean Halou, Jean Antoine Injalabert ou Antoine Bourdelle. Rodin, lui, réalise des grès avec Edmond Lachenal en 1895 et Paul Jeanneney (élève de Carriès) en 1904[6]. Bigot entretient une relation épistolaire avec le sculpteur et céramiste Jean Carriès avec qui il partage ses recherches notamment sur la chimie des émaux. Les émaux mats cuits à très haute température deviennent sa signature[7]. Ils semblent hérités des poteries japonaises alors en vogue en France[8]. Bigot est avant tout un grand technicien de l’émail et de sa réaction à la flamme. Notre Masque d’enfant endormi, présente un intéressant émail mat, d’un vert végétal souvent présent dans les réalisations Art Nouveau. Par ailleurs, nous avons pu confronter notre Masque à deux autres exemplaires conservés au musée Bourdelle et apprécier un riche camaïeu de verts évoquant tour à tour le minéral ou le végétal.
A l’instar de Carriès, important créateur de masques en grès émaillés, ce sont principalement des masques que Bourdelle traduit dans ce matériau. Le masque en grès est un objet certes expressif, mais aussi décoratif, notamment grâce aux effets de l’émail : « De ces études de M. Bourdelle quelques-unes avaient été traduites par M. Bigot (…) sous forme de masques décoratifs en grès. La coloration de ces essais déjà anciens, d’un ton moins riche et moins éclatant que ceux de Carriès, était discrète et soutenue, délicate et intime. Nous en donnons ici deux spécimens, deux masques d’enfants à l’expression pleine de douceur et de charme. »[9]
Ces masques sont en général issus de portraits en ronde-bosse. Ainsi par exemple, il existe une édition du masque de la figure d’Apollon ; la fameuse figure de Beethoven sur laquelle Bourdelle revient inlassablement comprend une déclinaison de masques : Grand masque tragique, Beethoven aux grands cheveux sur socle architecturé, Beethoven métropolitain.
Comme dans ces deux derniers modèles, la tête de notre Enfant endormi émerge d’une chevelure vaporeuse et tumultueuse, l’encadrant de ses volutes. Elle confère à l’œuvre des accents de style symboliste. Bourdelle utilise la chevelure pour structurer ses compositions et apporter une expressivité aux accents décoratifs : « Chez Bourdelle la chevelure n’a pas qu’un sens décoratif, mais une valeur d’âme et de nature, elle est ce qui fait au visage son relief musical.[…] - visage d’enfant endormi dans cette sérénité soyeuse que donne à la chair la caresse d’une chevelure lisse et répartie » ; « Bourdelle, pour faire sentir toute la beauté de l’enfant, le représente naissant du sommeil, enveloppé dans sa chevelure ébouriffée et gonflée de repos… ([…] il enferme comme Rodin ses têtes dans des blocs ; toutefois ils ne sont pas du granit mais la chevelure […]) C’est tandis qu’il dort que se perçoit le mieux chez l’enfant tout ce qu’il y a en lui de vie, synthétique et universelle, d’intelligence et de génie humain […] Et ce que le sommeil épanouit essentiellement, c’est le sourire, (…) la générosité du souffle intérieur gonflant les joues comme un fruit, la malice douce des traits, la câlinerie et la confiance. »[10]
Notre Masque d’enfant endormi est dit architecturé par opposition à une version sans cette base à angle droit mais qui ne semble pas avoir été éditée en grès[11]. La base architecturée contribue à « finir la composition » en offrant un contrepoint aux formes vaporeuses de la tête. Bourdelle utilise souvent le socle architecturé dans ses œuvres accomplies comme Tête d’Apollon sur base carrée ou Beethoven aux grands cheveux sur socle architecturé. Cette caractéristique est révélatrice de sa conception de la sculpture intimement liée à l’architecture.
Ici, le masque a pour origine un modèle en marbre intitulé Sommeil de toute petite, présenté au Salon de la Société Nationale des Beaux-Arts de 1898. Il n’est connu que grâce à une édition en bronze réalisée à partir d’un moulage du marbre.
Pour le modèle de Masque d’enfant endormi avec architecture en grès, il est difficile, en l’état actuel des connaissances, de savoir combien d’exemplaires ont été édités mais ils semblent rares car aucun autre exemplaire n’est localisé, exceptés les deux que le musée Bourdelle conserve : MB Gr.4342; MB Gr.4358 (donation de Cléopâtre Bourdelle et Rhodia Dufet-Bourdelle en 1949).
Le modèle en grès a été diffusé par la galerie Hébrard. Notre exemplaire, comme ceux du musée Bourdelle en proviennent certainement. Une liste de prix « de sculptures de Bourdelle en grès Bigot » provenant des archives de la galerie Hébrard mentionne un « masque d’enfant (garçon) endormi » ou un « masque fillette, penchée, endormie » et plusieurs modèles marqués « à l’encre au creux »[12]. C’est ce type de signature que présente notre modèle marqué au creux à l’encre : Émile Antoine Bourdelle / Grès de Bigot.
Il existe une édition posthume en bronze du masque, fondue par Émile Godard (entre 1965 et 1971) dont cinq sont conservés au musée Bourdelle[13]. Le musée conserve également deux plâtres[14].
Notre Masque d’enfant endormi présente au revers une étiquette des douanes tchèques sur laquelle on peut lire : « ptzollamt Prag » pour Hauptzollamt Prag qui signifie Bureau de douane principal de Prague et on aperçoit un « K » et un 2e K est manquant pour « K(aiserlich) K(öniglisches) », si l’on s’en réfère à une étiquette semblable que nous avons pu voir sur une œuvre de Rodin[15] ayant également passé les douanes tchèques pour être exposée à Prague en 1902.
La présence de cette étiquette nous permet de déduire qu’il s’agit de l’épreuve envoyée par Bourdelle pour une importante exposition de ses œuvres organisée par la Société Manès à Prague en 1909.
Dans les années 1880, l’art se renouvelle en Bohème et en Moravie où de jeunes artistes d’avant-gardes se regroupent et fondent la société Manès en 1887. Stanislav Sucharda en est le président ; le sculpteur Otto Gutfreund (1889-1927), le peintre Emil Fila (1882-1953) ou l’architecte Jan Kotèra (1871-1923) en sont quelques membres célèbres. Pendant tchèque de la Sécession viennoise, la société Manès publie la revue Volné Smèry (Directions libres) et organise des expositions d’envergure dans un vaste Pavillon à Prague.
En 1902, une ambitieuse exposition de sculptures de Rodin a lieu et rencontre un vif succès. En 1908, Rodin est à nouveau invité par la société Manès pour une exposition de ses dessins. Praticien dans l’atelier de Rodin et d’origine tchèque, Josef Maratka (1874-1937) est l’interlocuteur privilégié pour les échanges qui se mettent en place. C’est encore lui qui entre en relation avec Bourdelle, mis à l’honneur à son tour en 1909 : « le moment de l’inauguration de votre belle Exposition que nous attendons avec impatience s’approche. »[16], écrit-il à l’artiste. L’exposition comprend 58 sculptures et 20 dessins. Le masque est envoyé lors du 2e envoi, le 12 janvier 1909, n°38, avec un prix de 500 Fr.[17]
« Bourdelle a envoyé à Prague toutes les œuvres qu’il croit importantes qui sont les documents biographiques de son évolution intérieure. »[18] ; « E.A. Bourdelle, un artiste en pleine force créatrice et en pleine possession de son talent vint à Prague avec la conviction – suggérée par Rodin – que le jugement du public de Prague sur l’art moderne possède une très réelle importance (…). »[19]
Bourdelle choisit ce Masque d’enfant endormi en grès pour représenter son travail dans cette exposition importante. Ceci atteste du fait qu’il est fier de ce modèle. Il figure sous le n°38 du catalogue.
[1] Marius-Ary Leblond in 1905 ARTICLE, p.19.
[2] Bourdelle dans une lettre non datée cité in 1994 ARTICLE, p.36.
[3] 1975 DUFET-JIANOU, n°315.
[4] Exposition des sculptures, peintures, pastels etc. par Émile Bourdelle, Galerie A. A. Hébrard, 8, rue Royale, Paris, 1905, n°18. Il est daté de 1890 : s’agit-il du Masque de fillette rieuse créé en 1890 puis édité en grès ? ou s’agit-il du modèle d’Enfant endormi qui nous intéresse ici, avec une date erronée ?
En 1905, il présente aussi un Buste de bébé endormi en bronze au Salon d’Automne (n°191).
[5] 2016 BÉDAGUE, p.94.
[6]Anne Lajoix, « Auguste Rodin et les arts du feu », Revue de l’Art, vol. 116, no 1, 1997, p. 76 (DOI 10.3406/rvart.1997.348330, lire en ligne [archive], consulté le 3 mars 2020).
[7] Forest, Marie-Cécile, “Alexandre Bigot (1862-1927)”, Revue de la Céramique & du Verre, n°99, mars-avril 1998 p.46-49.
[8] Amateur de céramiques orientales, Alexandre Bigot a étudié les collections de céramiques japonaises de Louis Gonse. Voir article cité note .
[9] 1903 ARTICLE, p.352 (deux reproductions de masques d’enfants, l’un riant, l’autre dormant aux cheveux lisses parfois appelé Enfant qui pleure).
[10] Marius-Ary Leblond in 1905 ARTICLE, p.19.
[11] Le musée Bourdelle en conserve 1 terre (MB Te.3017) ; 3 plâtres (MB Pl.3020 ; MB Pl.3026 ; MB Pl.4255) ; 2 bronzes fondus par Valsuani (MB Br.999 ; MB Br.1000).
[12] D’autres documents des archives Hébrard : listes de prix, liste d’œuvres consignées ou déposées par Bourdelle mentionnent sous divers titres : Enfant qui dort, Enfant endormi, Tête de bébé et attestent du commerce que fait Hébrard des œuvres de Bourdelle en grès de Bigot (Documentation du musée Bourdelle).
[13] MB Br.1001; MB Br.1002; MB Br.1003; MB Br.1004; MB Br.1005.
[14] MB Pl.3018 ; MB Pl.301.
[15] L’un des Bourgeois de Calais : Pierre de Wissant vêtu, réduction, modèle conçu entre 1887 et 1895, épreuve en bronze à patine verte, 1902, fonte au sable Alexis Rudier, signé, H. 45,5 cm.
[16] Lettre de Josef Maratka à Bourdelle du 13 février 1909, archives du musée Bourdelle.
[17] Liste des œuvres de Monsieur Bourdelle pour être envoyées à l’Association artistique Manès, archives du musée Bourdelle.
[18] Article manuscrit de K.B. Màdl professeur à la Umelecks prumyslova skola (École des arts industriels).
[19] Article manuscrit de M.S. (certainement Max Svabinsky) pour la revue Volné Sméry, n°3, 1909.