Jacques Lipchitz

Étude pour le Portrait de Géricault ou, Géricault : Maquette n°2 1933

Épreuve en bronze, n°2/7
Fonte à la cire perdue Mario Busato Paris, 1952
Monogrammé (sur le cou au dos) : JL
Sceau avec empreinte de l’index droit de l’artiste (sur le cou au dos)
Trace d’une étiquette rectangulaire (sur le cou à gauche)
Cachet du fondeur sur la base du cou à droite : CIRE PERDUE BUSATO PARIS
H. 18 ; W. 11,5 ; D. 14 cm

Provenance

  • Collection particulière américaine

Bibliographie

  • Jacques Lipchitz, 157 Small Bronze Sketches 1914-1962, New York, Otto Gerson Gallery, 16 avril – 11 mai 1963.
  • Arnason, H. H., Jacques Lipchitz: Sketches in bronze, Londres, Pall Mall Press, 1969, repr. N°104 (une épreuve en bronze ?).
  • Jacques Lipchitz, bronzes sketches, the Reuven Lipchitz collection donated in memory of Abram and Rachel Lipchitz, Jerusalem, Israel Museum, 1971, n°101 repr. (épreuve en bronze n°3/7).
  • Lipchitz, J., Arnason, H. H., My Life in Sculpture, Coll. The Documents of the 20th Century Art, Thames and Hudson, 1972, repr. P.130 (une épreuve en bronze).
  • Hammacher, A.M., Jacques Lipchitz, New York, Harry N. Abrams, Inc., Publishers, 1975, repr. n°108 (Portrait de Géricault, bronze du MBA de Rouen).
  • Barbier, N., Lipchitz. Œuvres de Jacques Lipchitz, Collections du musée national d’art moderne, 1978.
  • Bermingham, P., Jacques Lipchitz, Sketches and Models in the Collection of the University of Arizona Museum of Art, Tucson, Arizona, 1982, repr. N°43 (Portrait de Géricault, plâtre du Arizona Museum of Art).
  • Wilkinson, Alan G., The sculpture of Jacques Lipchitz, A catalogue raisonné, volume I, The Paris Years 1910-1940, Thames and Hudson, 1996, p.103, n°312, repr. (une épreuve en bronze ?).
  • Jacques Lipchitz, collection du centre Pompidou, MNAM, Musée des Beaux-Arts de Nancy, ville de Nancy et centre Pompidou, 2004, repr. p.60, n°47 (plâtre du MBA de Nancy).
  • Lipchitz, les années françaises 1910-1940, catalogue d’exposition, musées des Années 30, Boulogne-Billancourt, Somogy éditions d’art, 2005.
  • Barañano, K. de, Jacques Lipchitz, Los yesos, Catalogo Razonado (The Plasters, A Catalogue Raisonné), 1911-1973, 2009, n°216 repr. (plâtre du MBA de Nancy).
 
« En 1932 et 1933 je suis revenu au portrait, dont le plus intéressant pour moi est le portrait de Géricault. J’ai toujours été un grand admirateur de ce peintre, un génie qui est mort jeune, et je possède quelques-unes de ses peintures. Il existe un masque mortuaire de Géricault dont j’ai acquis une épreuve. Je voulais que le portrait soit aussi réaliste que possible, donc j’ai consulté des documents et regardé des portraits existants de lui. Ce fut mon hommage à un grand artiste que j’aimais beaucoup. Je pense que c’est un bon portrait. Le musée de Rouen, qui conserve de nombreuses œuvres de Géricault car il y est né, a même acquis une épreuve. Mon marchand américain, Curt Valentin, m’a confié une petite sculpture de Géricault représentant un faune et une nymphe. » Jacques Lipchitz[1]
 

Un portrait comme une récréation

Jacques Lipchitz nous livre ce précieux témoignage dans un livre autobiographique My Life in Sculpture paru en 1972, un an avant sa disparition. Immigré lithuanien, Jacques Lipchitz s’installe à Paris à l’âge de 18 ans, en 1909. Il y suit sa formation artistique et rencontre de nombreux artistes dans le quartier de Montparnasse où il habite. Naturalisé français en 1924, il s’installe l’année suivante dans une maison-atelier construite par Le Corbusier à Boulogne-Billancourt. Naviguant avec aisance dans les milieux intellectuels et artistiques, il fréquente de grands mécènes et collectionneurs qui lui commandent des sculptures monumentales pour leurs intérieurs ou jardins : il crée cinq bas-reliefs pour la demeure du Dr Barnes en Pennsylvanie (1922) ; La joie de Vivre pour les Noailles à Hyères (1927) ; Le Chant des Voyelles pour Mme de Mandrot au Pradet (1931). En 1933, lorsqu’il crée le Portrait de Géricault, Jacques Lipchitz jouit d’un beau succès, reçoit des commandes, navigue dans un contexte porteur et passionnant. Après une période cubiste (fin des années 10-début des années 20), il questionne le rapport de la sculpture à l’espace avec la série des Transparents (seconde moitié des années 20). Au début des années 30, il est occupé par la monumentalité, et les formes sont devenues pleines et courbes. Il commence à traiter des thèmes bibliques ou mythologiques faisant écho à la situation politique qui se tend en Europe avec la montée des pouvoirs fascistes. En 1933, il se lance dans des recherches autour du thème de Prométhée en qui il voit l’image de l’Humanité luttant contre le mal[2] ; il traite également le thème de David et Goliath avec l’idée que David représentant l’Europe libre triompherait de Goliath représentant le fascisme oppresseur.
 
Dans ce contexte, Portrait de Géricault apparaît comme une « récréation » et un « ancrage ». L’artiste renoue avec les sources de son inspiration en créant cet hommage à un artiste qu’il admire. Par ailleurs, héritier d’une formation française classique, il considère le portrait comme un exercice utile et incontournable dans l’évolution de son travail artistique : « Toute ma vie, avec quelques interruptions, j’ai réalisé des portraits. J’aime beaucoup en faire, et peu importe que je travaille sur autre chose par ailleurs, je trouve que c’est une excellente discipline et même que cela me repose. »[3]  Lipchitz est reconnu comme un grand portraitiste[4]. Il réalise habituellement les portraits, à taille réelle et face au modèle. Il les conçoit indépendamment de ses préoccupations stylistiques du moment. Ainsi, les portraits de Raymond RadiguetJean Cocteau ou Gertrude Stein au début des années 20, traités dans un classicisme stylisé, contrastent avec le style cubiste des autres sculptures de l’époque.
 
Pour Portrait de Géricault, l’artiste a travaillé, comme il en témoigne, d’après un masque mortuaire dont il avait acquis une épreuve[5] et de portraits existants du peintre. Le travail à partir du masque mortuaire connaît un antécédent dans son parcours : en 1920, rendant hommage à un autre artiste, Amedeo Modigliani - mais qui lui, fut son ami -  il réalise le Masque mortuaire de Modigliani de mémoire et grâce à  un moulage en plâtre partiel que lui ont apporté le peintre Moïse Kisling et l’astrologue suisse Conrad Moricand.
 

Une maquette modelée et vivante

Pour son hommage à Géricault l’artiste cherche à la fois à être réaliste mais aussi à transmettre ses impressions. Il utilise un langage très vivant grâce à un modelé vigoureux que l’on retrouve dans de nombreuses de ses maquettes mais aussi dans d’autres portraits tel le Portrait de Lorenzo Garaventa, sculpteur italien, créé des années plus tard, en 1968, qui présente la même composition d’une tête sur un cou tronqué et le traitement similaire d’une surface accidentée. Dans Portrait de Géricault, la surface constituée par adjonction de boulettes écrasées au doigt est laissée brute ; cette couche superficielle est appliquée sur des plans très architecturés, coupés franchement, aux arêtes saillantes, dessinant ainsi un visage émacié et anguleux tel un paysage fait de creux et de bosses. Si les choix de l’artiste pour la construction de cette physionomie sont francs et bruts, les traits du visage n’en sont pas moins traités avec finesse : la ligne du nez, les yeux, la bouche et les oreilles sont précisément dessinés. La tension créée par la construction à la fois fine et brute rend ce portrait particulièrement vivant et expressif[6]. Quant à l’échelle, en demi-nature, elle lui confère un caractère intime qui lui sied particulièrement.
 
Cette facture agitée reflète le tempérament romantique de l’artiste représenté. Théodore Géricault (1791 -1824) est un peintre, sculpteur, dessinateur et lithographe français. Grande figure du romantisme il a une personnalité fougueuse et tourmentée et peint de grandes compositions dynamiques ou mouvementées. L’influence de son travail sur celui de Lipchitz qui allait étudier ses œuvres au musée du Louvre, est évidente et transparait particulièrement dans les groupes sculptés aux thèmes mythologiques sur lesquels il travaille à partir de 1933. On y retrouve des compositions mouvementées et dramatisées par des diagonales ascendantes créant une tension dynamique comme dans lEnlèvement d’Europe (1938) ou La Fuite (1940) faisant écho au fameux Radeau de la Méduse (Salon de 1819) ou à l’Officier de chasseurs à cheval de la garde impériale chargeant (Salon de 1812). Par ailleurs, les maquettes de Lipchitz pour ses différents groupes sculptés des années 30 présentent une parenté évidente avec le travail de sculpteur de Géricault et plus particulièrement avec cette petite sculpture de Satyre et Nymphe (vers 1818) dont Lipchitz avait acquis une épreuve grâce à son marchand américain Curt Valentin. On y retrouve un traitement des volumes et de la composition similaires. Ainsi, le Portrait de Géricault est le témoin de l’importance déterminante de l’art du maître romantique dans le développement du travail de Jacques Lipchitz.
 
Toujours dans l’héritage de sa formation classique, il pense « que le modelage est la technique la plus appropriée pour un sculpteur. »[7] Elle lui permet de fixer rapidement le flux débordant de ses idées. Pour aboutir à un modèle définitif, il procède donc par étapes successives qui sont autant de maquettes ou d’états indépendants les uns des autres puisqu’il leur reconnaît leur autonomie en les éditant[8].
 
Dans le cas du Portrait de Géricault, il existe quatre maquettes puis le modèle définitif. Toutes sont datées de 1933[9] et ont été éditées à 7 exemplaires[10]. Par ailleurs, les différentes maquettes mesurent autour de 20 cm de haut alors que le portrait achevé fait 61 cm de haut :
  • La maquette n°1 présente un visage assez plein, la tête est nue et un col masque le cou. Un plâtre est conservé au Frost Art Museum (Florida International University Metropolitan Collection) à Miami.
  • La maquette n°2, que nous étudions ici, montre l’artiste avec un béret porté à l’arrière de la tête.
  • Dans la maquette n°3, le béret est toujours présent mais il est porté plus enfoncé sur la tête et le visage sans cou est perché sur une colonne-potence. Le Tel Aviv Museum of Art en conserve un plâtre.
  • La maquette n°4, proche de la n°2 présente à nouveau le béret porté vers l’arrière mais la queue de la coiffe est plus longue, le haut du cou est également rétabli. Il en existe également une variation parfois datée de 1936[11] et dont un plâtre est conservé au Krannert Art Museum (University of Illinois) à Urbana-Champaign.
  • Enfin, le modèle définitif présente des dimensions plus importantes (61 cm), les orbites des yeux y sont plus grandes et creusées que dans la maquette n°2. Le plâtre de ce modèle est conservé à l’University of Arizona Museum of Art à Tucson. Parmi les 7 bronzes édités, l’un se trouve au Stedelijk Museum à Amsterdam (1/7) et un autre au musée des Beaux-Arts de Rouen (3/7). Enfin une terre cuite appartient à la Tate Gallery à Londres.

Edition de la maquette n°2

Pour ce qui concerne la maquette n°2 étudiée ici, un plâtre est conservé au musée des Beaux-Arts de Nancy[12]. Comme pour les autres maquettes, elle a été éditée en bronze à 7 exemplaires. Les trois premiers exemplaires ont été fondu par Busato à Paris en 1952[13]. Notre exemplaire étant le 2/7 fondu par Busato, il est l’un de ces 3 exemplaires fondus par l’artiste de son vivant. Le n°1/7 est non localisé, en l’état de nos connaissances ; le n°3/7 est conservé au Israël Museum à Jérusalem.
 
Nous savons que Jacques Lipchitz suivait scrupuleusement chaque étape de la réalisation d’un bronze[14], retouchant la cire et intervenant sur la patine. Il signe ses épreuves non seulement avec son monogramme JL mais aussi en y apposant l’empreinte de son index droit. Ainsi, la finesse et donc la fidélité de la fonte transparait.
 
L’année de la fonte fait sens. En 1952, Lipchitz qui a immigré aux États-Unis en 1941 subit l’incendie de son atelier de New York. Confronté à la perte de nombreuses de ses œuvres, il réagit en pérennisant certains de ses modèles préservés, comme ce portrait de Géricault, dont la terre cuite originale devait être restée dans son atelier de Boulogne. Par ailleurs, il est mis à l’honneur cette année-là dans le pavillon français de la Biennale de Venise où il expose 22 œuvres[15]. Mais à cette période, l’artiste habite aux États-Unis où il jouit également d’une belle reconnaissance. De nombreuses œuvres sont acquises par des institutions (aujourd’hui les musées américains conservent plus de 230 de ses œuvres) et des collectionneurs privés américains. Notre exemplaire provient de l’une de ces collections.

[1] In. 1972, Lipchitz, J., Arnason, p128 (traduit de l’anglais par M. Flambard).
[2] Pour l’Exposition Internationale de 1937, il présente Prométhée étranglant le Vautour, une œuvre monumentale pour laquelle il reçoit la médaille d’or.
[3] In. 1972 Lipchitz, Arnason, p.10.
[4] A l’occasion d’une exposition à la Galerie Maeght en 1946, Camille Soula écrit dans le catalogue : « Ses portraits sont peut-être les seuls qui puissent être confrontés aux bustes de Rodin ». in. Jacques Lipchitz, œuvres d’Amérique et rétrospective, Paris, Galerie Maeght, juin 1946.
[6] Pour illustrer ce propos voici un extrait d’un article de Pierre Guéguen : « À remarquer attentivement le groupe de Lipchitz, on a nettement l’impression qu’il y a en lui deux natures qui n’arrivent pas à se composer. D’une part, une nature exaspérée et batailleuse, de l’autre, un esprit ordonné et d’une perception aiguë. Celle-là empêche toujours celle-ci de prédominer. La première explique assez que certaines de ses œuvres sont encore des combats et des désirs de domination, où l’artiste ne prend pas assez de précautions contre des passions plus ou moins cruelles, plus ou moins exaspérées, qui naissent en l’homme porté par sa vitalité à l’extrême de l’action. La seconde nature de Lipchitz rend évidente les raisons pour lesquelles ses architectures d’il y a quelques années avaient une remarquable tenue. Lipchitz s’y défendait contre son penchant pour l’œuvre de Rodin, souvent mélange de passion exacerbée, de calcul et d’expressionnisme. » in Cahiers d’art, vol.7, 1932 p. 252-258 rapporté in 2004, MNAM, p.181-182.
[7] Propos rapporté in. 1971, The Reuven Lipchitz Collection, np.
[8] En 1963, il décide ainsi de faire fondre en bronze la plupart de ses maquettes ayant survécu. Cette campagne d’édition donne lieu à une exposition à la Otto Gerson Gallery à New York puis, en 1969, à un livre dans lequel il témoigne : « Dans la suite de la tradition de l’art et particulièrement de celle du XIXe je crée des esquisses dans un premier temps qui sont le reflet de la première idée spontanée, de l’inspiration vivante. Au fil de mes aventures de vie de nombreuses esquisses ont disparu, ont été détruites. Cependant de nombreuses ont tout de même été préservées et pour les rendre durables j’ai décidé de les faire fondre en bronze. Et j’ai donné mon accord pour vous les présenter dans ce livre. » (Traduit de l’anglais par M. Flambard) in. 1969, Arnason, p.4.
[9] Les 4 maquettes sont datées de 1933 dans le catalogue raisonné 1996, Wilkinson. En revanche dans le catalogue raisonné des plâtres 2009, Barañano, la maquette n°4 est présentée comme une variation du modèle définitif et est datée de 1936.
[10] Les 4 maquettes et le modèle définitif sont répertoriés dans le catalogue raisonné 1996, Wilkinson sous les numéros 311, 312, 313, 314 et 315.
[11] Voire note 9.
[12] Jacques Lipchitz, Tête de Géricault, 1933, plâtre, H.18,5 ; L.11,5 ; P.14 cm, (inv. 92.12.15).
[13] Informations sur la fonte in. 2009, Barañano, n°216.
[14] 1971, Israël Museum, in. chap. “the bronze sketches of Jacques Lipchitz. Methods of production”.
[15] Portrait de Géricault n’y figure pas.